Incognito

Avoir saigné un jour pour Sarajevo
Pour Goma, pour Beyrouth, même incognito
Et puis laisser courir les cicatrices du monde
Un autre viendra qui fera entendre sa voix

Mais ne pas parler d’amour, même incognito
Trop de feu, trop de sel
Trop de fiel, trop de peau

Avoir tremblé sur la brèche des barricades
Et lancé des pavés dans la mare des mots
Réserver des places chaudes pour du vent
Et puis sourire à tant et tant de pas perdus

Ne pas penser d’amour, même incognito
Trop de lourd, trop de miel
Trop de plomb, trop de mots

Les fous de dieux se mettent à calculer
Leurs révolutions comme des apothicaires
Leurs poisons ne pas confondre l’ineffable
Avec le manque de vocabulaire

Ne pas écrire d’amour, même incognito
Trop de froid, trop de gel
Trop d’émine, trop d’ego

Sur les artères de la planète, des points d’ancrage
De nos désirs noués au ventre qui tenaille
Il n’y a plus de centre, et nous ne savons rien
Et c’est tant pis pour le cri du corps assourdi

Ne pas chanter d’amour, même incognito
Trop de fière, trop de jeu
Trop de lutte trop de peu

Colette Cambier
Wez, mai 1996

Le nord et la mer

Le nord et la mer
Le vent et le mord du froid
La mer et la mort
Le nord en hiver

Le vent pique au corps et la plage de sable mouillé sent l’algue à plein nez
S’enfoncer
S’enfouir dans le sable pressé

Il n’y a pas d’amour dans les bleuités sur les plaines de Flandres
Mais des ciels brouillés, la fichtélité
Et l’envol des mouettes un cri dans le gris — cela restera —

Le nord et le vert
L’âme du temps
Un soleil pâle, et là
Le jour et la joie

La ligne qui n’en finit pas de finir
L’horizon s’effiloche s’accroche au ciel bas se délivre de ses délires

La plaine se meurt et l’eau et l’air
Ça file, ça tisse des gris, des verts, des jaunes pâles plus pâles que ça
Ça file et ça s’étire à s’en faire mal,
Mais je n’ai pas dit la couleur, la couleur ça n’existe pas, ce ne sont que des ruses du vent
Et si la lumière fut un jour,
C’est bien dans l’espace, c’est bien dans la déchirure du Nord

Est-ce que j’ai dit les blancs, le nord et le blanc
La zigzagure du goëland
Les blondeurs insensées
Il n’y a de vivant, il n’y a de temps qui tienne
Sur ce coin de terre et d’eau, de marais filant
Du rire, du jade, un frisson tout donné

Le nord et la mer un rayon vert un frisson blanc
Et pour qu’on s’en souvienne
Du nord et de la mer, reste le mugissement du vent

Colette Cambier
Wez, 1996

Haï Kaï

La moitié du silence s’étonne
L’autre reçoit l’imprévu

L’arche pendue au ciel
Au solstice des pouvoirs perdus


À l’ombre des saules
Des ruminations vertes
Une pensée en pure perte

Je parle comme tout le monde
Et tu entends des mots
Qui n’appartiennent qu’à toi

Crève-cœur le tailleur à vif
Travaille l’éphémère

Marais filés
Moulins dressés
Et la force du temps

Presqu’île en terre
Ah ! Vivre sous le vent

Marche après marche
La spirale se tord de bonheur

Feu sur les rives
Le ciel brûle entre deux eaux

Remparts à la dérive
Sous les vagues de chaux vive

Aux mouettes rieuses le temps crépite
Du noir au blanc
Douce fuite en avant

Cormoran saoul
L’ombre d’un cri sur les noces d’été

Colette Cambier
1995

Faire tapisserie

J’ai écarté doucement les fils de la chaîne
Ça chante en lilas
Une harpe se réveille à tendre
La source lie de vin en veux-tu en voilà

Répète pour voir que je devine
L’hallali l’alerte je lis là
Sur tes lèvres en sourdine
Les mots à venir

Ça chante en lilas
Ça chante en île, très lent
Ça tisse en lice, ça s’enlace
Symphonie inachevée

Les fils écartelés
— un arbre de naissance —
laissent entrevoir trois fileuses
vieilles encrochées au menton barbu

ça chante lilas à viole d’amour
entendre un Moyen-Age
liures de geôle
de ci de là, la joie

mais le fuseau ailé
sortilège à la chair vive
se trame dans l’outre-ombre
un rythme qui se rit du sommeil
l’heure est à la veille
il sera temps plus tard

ça chante fort et dru
mal à malice
les corps s’invitent
au pas sage
ce ne sont que des fils de laine brute
ce n’est que du souffle et de la langue

ça chante li-la en chinois
soie plaintive en quarts de tons sournois
— un arbre de naissance et ses branches tordues —

ça chante lilas, frolis d’image
drôle de métissage
sur ce métier du voyage

ça chante lilas et les liens de sang
noués autour du cou, oh le souffle
à la ronde de toi, un cercle
marie le feu et l’eau

monter dans ce lilas et se tordre
le nez dans la fleur en chaleur
le couchant dans ce lit-là
s’attelle au tournant
taille-toi, l’air se casse

ça chante sur les fils de la chaîne
nés de ce lit-là
ça chante à l’heure du lilas

Colette Cambier
Wez, mai 1991

Saveur de soleil

Poème trop cuit au soleil
Il ne servira plus

Pain brûlé jeux ignés
De couleur chaude

Je compte mes bonheurs
Un pour chaque heure

Un pour chaque cyprès
Pain brûlé trop de vin

Quant tout sera donné
Il restera encore nos mains

Quand tout sera goûté
Il restera la lie

Et dans nos bouches la vie

Colette Cambier,
Pomarance, 1990

Le noir quart d’heure

Balayer tout le noir de l’Afrique à petits coups de terre battue
Rafia et délié au creux des mains lestes
Les enfants
roulent des yeux blancs de plaisir,
Vont et viennent
Et tous les sens se brisent au bois sec

Balayer la poussière, la faire voler
la jouer en noir et blanc, jusqu’à ce qu’elle descende
Doucement dans le jour tremblant

C’est le moment
Qui appelle la courbe du dos
Et le bercement du bébé encoconné
Le balai de brindilles des femmes
S’affaire

Riz pilé et feu de braise
Cendres chaudes et soleil noir
La case fume dans le soir

Balayer pour faire place sous le baobab, à l’heure du noir quart d’heure
quand les lucioles commencent à monter
quand la vague de tambour roule au fond du ventre
quand la danse s’invente à la nuit
Déroule ses lenteurs, se déhanche en cadence, ramasse ses transes

Ils danseront jusqu’au matin
Ils danseront jusqu’au soir suivant
jusqu’à ce que passe la fatigue
Ils danseront jusqu’à ne plus savoir le jour ou la nuit
Ils danseront
Nous danserons

et nous ne saurons plus si nous sommes noirs ou blancs

Colette Cambier
1990