Tournai en poésie

Nos tours
d’ardoise et de pluie
de siècles chuchotés
que seras-tu dans mille ans ?

Le ciel largue ses frissons
Attends
Il est trop tôt
pour frapper à la porte
de l’enfance

Sur les murs jaunes
Une lettre un peu bancale
Pas fière
De s’être oubliée
En zigzag

Le plein et le vide
Du vent
À en fissurer ta bulle
Que dirais-tu d’un
Simple murmure ?

Trois trous
Dans le chaume
Du temps
Trois secondes à recycler
Tu n’y as pas pensé ?

Colette Cambier
Tournai en poésie, 2018

Ty, ville en poésie

Nous dormions dans nos mots, déjà saouls de lumière et de nuit,
lorsqu’un frôlement, un mouvement furtif, une aile, non pas une aile,
quelqu’un est passé près de nous.

Rêve précaire sur la rose
Au fond des temps
Elle tournera sans fin

S’arrêter au lieu de nous,
au centre de gravité de nos soleils,
dans l’ombre où prend le feu,
au point du jour blanc qui va accoucher

Colette Cambier
Tournai en poésie, 2016

Texte pour Ahmed, vitrier de Somalie

Sous ton aile d’oiseau blessé

Tu portes le secret des transparences

et tu tutoies la lumière.

Dans ta main libre, le mètre se déplie

Parlera-t-il encore ?

Découper, poser

une frontière, vite oubliée

Nomade malgré toi

trouveras-tu ici tes mots de vie ?

Colette Cambier
Textes Identi-Terre, des racines et un arbre. Illustrant photos immigrés.
Exposition Tourisme Tournai. juin 2016

A l’initiative du PAC et des Ecrivains publics, en collaboration avec Unimuse et la Maison de la Culture, Inattendues, le festival de philosophie de Tournai accueille le projet « Identi-TERRE ». Il s’agit d’une exposition à l’Office de Tourisme et sur la place de l’Evêché et d’une publication de 32 portraits de personnes venant de différents coins du monde, toutes illustrées par le poème ou le petit texte d’un écrivain.

Noir

Au bout de la nuit, aveugle
Il y a toujours un autre possible
Echangerais un fantôme ivoire contre un De Profundis, ou deux petits caillés contre le tunnel de la négritude. J’ai aussi un bout d’innocence à proposer contre ce tas de poussier. Ou encore un soleil inondé délavé contre un carré de luzerne noire.

L’envers de l’envers
les soustractions des contraires
Le monde se plisse et tourne de l’œil tu t’encres le doigt un bruit noir souffle sur la Chine des peurs en chaîne — viens avec moi —

Et toi qui t’es mis à écrire
Pointe creux pointe glissement
Je peux dire ce qui sort du noir — mais pas plus — une erreur dans le Tao la demoiselle en camisole pâle un jour imparfait épelant sa grammaire des cris de seul à seul
Ce bruit noir fait son lit comme il se couche

Je ne peux pas dire que je regrette
C’est si chaud le noir quand ça brûle pour deux

C’est ainsi que l’enfant
J’apprends à écrire par tags et lueurs
C’est ainsi que l’enfant dans la nuit des temps
Tu m’aspires non fini je te plume de pie tu me glauques une aspirine par dessus et voilà
Il faut bien le dire Nous sommes des carnassiers des prédateurs bref nous aimons le Verbe Et y planter les dents

Ce noir devrait être rouge
Il y a toujours un autre possible

L’insulte ou l’invocation monte à la gorge mais pas plus haut
Noir noir ou noir noir noir ?
J’ai appris à écrire dans le journal d’anthracite des signes de fougères

C’était pendant le jurassique — Bien
Il y a des brèches osseuses dans le squelette de l’humanité
Et l’enfant
Une figure de craie une géométrie erratique l’horizon se virgule et j’en passe au jaune

Entrer donc dans la nuit s’absoudre de tant de noirceur
Le noir a encore grandi je ne sais qu’en faire
Il a encore grandi
Et l’enfant
Aussi

Colette Cambier
Texte d’après une gravure
pour l’expo Christian Rollet, Tournai 2003

Tu prends le mot papier

Tu prends le mot « papier ».
Tu le prends en mains et tu le caresses du bout des doigts.
Tu le touches, tu l’empreintes, tu l’embrailles à l’éveuglette.
Tu le déchiffres du bout des doigts, de l’extrémité de la pulpe.
Tu reconnais – tu pars en reconnaissance.
Du lisse et du rugureux, du moiré, du ciré

Tu prends le mot « papier »
Et tu le prononces en claquant les lèvres, en tirant des bulles
Et le mot « papier » se met à palpiter, à pavoiser, à papelarder
À plier les syllabes — résonance du pa —
Tu prends le mot « papier »
Tu le délies, tu le détisses, tu le défibres
Et le mot « papier » se soutient du roseau
Et le mot « papier » résonne sur « papyrus »
Tu le déplies, tu le tires vers plus loin, tu dévides le fil
Arrive le mot « parchemin », qui s’enroule, s’apparente, s’enconconne pareillement.
Tu prends le mot « papier » et tu le chatouille de la plume, tu l’agaces, tu le fais frissonner, tu l’enquiquines.
Tu le noircis, tu l’enlumines, tu l’enlettrines
Et le mot « papier » se prend au mot, s’emporte, s’entortille
Oh, l’alchimie de l’encre et du mot, du verbe et du support
De l’image et de la matière

Tu prends le mot « papier, disais-tu ?
C’est lui qui te prends, qui t’absorbe, qui boit ta pensée
C’est le mot « papier » qui te vampirise, qui te suce tes mots
Tu prends le mot « papier » et oui !
C’était hier

Maintenant, tu prends le mot « texte » ou le mot « poème » ou le mot « œuvre »
Et tu les prends en mains
Tu les caresses du bout des doigts
Tu les touches, tu les empreintes
Tu les embrailles à l’aveuglette
Et tout est à recommencer

Mais où est donc passé le mot « papier » ?

Colette Cambier
2002

J’aurais aimé

J’aurais aimé le naturel, la spontanéité — en d’autres temps, en d’autres lieux — mais comment voulez-vous après avoir fait l’exercice plus de vingt fois ? J’aurais aimé Bruxelles le dimanche si on avait continué les dimanches sans voiture comme en 74. J’aurais aimé Tournai la semaine, j’aurais aimé, oui, si les circonstances de la vie m’avaient amenée à vivre en Province. J’aurais vécu une autre vie. J’aurais aimé la grand-place de Bruxelles et la kriek, si je l’avais testée. Je suis une femme prudente. J’aurais aimé goûter les bières avec ma sœur si j’avais eu une sœur. Et si j’en avais eu deux, trois, cinq ? vous imaginez : cinq sœurs ? on aurait fait guindaille ensemble. On se serait donné rendez-vous sur la grand-place de Bruxelles, un soir d’hiver. J’aurais même aimé les soirs d’hiver quand les pavés luisent sous les lampadaires. J’aurais aimé les moules frites si ma grand-mère ne m’avait toujours menacée « attention, si tu manges des moules, tu vas attraper la grosse tête ! » On était à la mer quand elle me disait ça, ma grand-mère. J’aurais bien aimé ma grand-mère si elle n’avait pas dit… J’aurais aimé entrer chez Léon avec mes cinq sœurs. Ah, si j’avais aimé Bruxelles et la grand-place et si j’avais eu des sœurs ! J’aurais même aimé le Baujolais pour le plaisir de le partager s’il n’était pas arrivé le même week-end que les kriek parce que là, bonjour l’overdose. Et je suis une femme prudente. J’aurais aimé la mer en hiver si ma grand-mère ne m’avait pas dit…


Je n’aurais pas aimé les critères de poéticité, les critères de toutes sortes si je n’avais réalisé à quel point j’en ai besoin. J’aurais aimé le café sucré, si, à 17 ans, je n’avais pas décidé, un beau jour, que 2 sucres dans une tasse, ça fait beaucoup, à raison de 4 cafés par jour – 8 sucres – 28 cafés par semaine – 112 sucres – 120 par mois… calculez vous-mêmes les calories que cela représente. J’aurais aimé le joint si j’avais aimé la cigarette – mais là, pas d’espoir – la bonne volonté y était pourtant. Je n’aurais pas aimé les petites routes de montagne qui me font hurler de peur dans un 4/4 lancée à toute vitesse si mon fils n’avait pas décidé de s’y établir. Maintenant, je me dis que j’aime les petites routes de montagne et leurs tournants. Je n’aurais pas aimé les accidents ni les procès verbaux si Gérard n’était pas dans la police. Je n’aurais pas aimé les rapports, mais maintenant que je peux les écrire en vers. Je n’aurais pas aimé les files de voiture et les embouteillages mais, vous voyez, cela me permet de penser à Gérard. Je n’aurais pas aimé Bruxelles en semaine mais voilà, Gérard y habite. Et même la kriek Bellevue, avouez, franchement elle n’est pas terrible. Non, je n’aurais pas aimé mais Gérard aime la kriek Bellevue, alors…

Colette Cambier
Février 2001

Le désert

Le pas cadencé
La nonchalance au creux des reins
La houle du dromadaire crée le rythme où s’enfoncer
Une vacance à transporter

La caravane passe, ça oublie de penser
Tout est corps
Tout est feu, le roux, la flamme des sens, la dune qui se courge
Et comme un point
Un repère
L’idée d’un palmier – le vertical qui s’oublie.

Tout est animal
Se laisse emmener
Traverser sans savoir, sans vouloir

N’être plus qu’une mélopée silencieuse
Une méditation lente une essence

Un parfum de mandarine me reste sur les doigts, ça pourrait être du jasmin —
N’être plus rien
Tout est animal ou végétal
Au midi de l’expérience

Il n’y a plus de temps mais des jours et des jours qui s’allongent
L’éternité est en avance
Attendez-moi

De derrière la nonante neuvième dune
Surgit un enfant
Un mirage ? Une apparition ? Un petit prince ?

C’est un jeune marchand de coca cola.

Colette Cambier
Wez, mai 2000

Là, c’est l’Afrique

Là c’est le monde
Là, c’est la terre
Là, c’est l’Europe
Et là, là, c’est chez moi

Aujourd’hui, 21e jour
Tout s’étire et s’allonge. J’écris sans voir. J’écris pour voir. Le jour est doux.

Paix sur la terre. Je vis. J’aime vivre.

Là, c’est le monde
Là, c’est la terre
Là, c’est l’Afrique
Et puis, là, là, c’est chez toi

Aujourd’hui, 33e jour
Tu plantes, tu vis, tu fais vivre
Des arbres et encore des arbres
Tu vas. La forêt s’ordonne, s’assagit, s’apprivoise
Tu vas
Et je crois voir la trace de tes pas

Là, c’est le monde
Là, c’est la terre
Là, c’est l’Europe
Et là, là, tu vois, c’est chez moi

Aujourd’hui, 40e jour
Deux pigeons s’ébrouent dans l’arbre
Plumes et feuilles, ailes et branches, un battement ébouriffé
Le temps va, j’aspire
Je respire le temps comme un noyau serré
Et l’heure prête à s’envoler

Là, c’est le monde
Là, c’est la terre
Là, c’est l’Afrique
Et puis, là, là, c’est chez toi

Aujourd’hui, 55e jour
Le soir tombe comme un couperet, vol des lucioles
La chaleur descend. L’effervescence du jour également
Une voix s’élève. Commence à conter. Le rêve. La nuit. Des mots qui portent et qui bercent. De longues histoires qu’on reprendra le lendemain.

Là, c’est le monde
Là, c’est la terre
Là, c’est l’Europe
Là, c’est l’Afrique
Et ici, ici, c’est chez nous

Quand reviens-tu ?

Colette Cambier
Wez, mai 2000

Moments à capter

Petit déjeuner au soleil très oblique la table est encore mouillée l’herbe aussi Les glaïeuls rouges vifs Comment peuvent-ils être aussi vifs et si engourdis à la fois matin timide café et bouquin. Tiédeur. J’hésite à démarrer.

Ça pêche dans tous les tons de rose pâle, nouveaux rideaux, nouvelle peinture. Nouvel air. S’installer à un bureau tout neuf, dans l’odeur encore fraîche et prendre des résolutions. Plus jamais de papier traînant sur la table. Plus jamais ? Rien n’entamera au moins la perfection de cette minute-là.

Du haut de Saint-Maur, Tournai s’escamote dans le brouillard, se rétrécit, se racrapotte, a perdu la moitié de ses tours. Coup de soleil sur les 11h, déchirure. Saviez-vous que le gris de gris, le calcaire gris souris prenait parfois des noms dorés ?

Colette Cambier, 1999

L’oratorio des oiseaux

L’aube joue d’épinette blanche sur friselis de brume

Et l’arbre est là, à musiquer ses ombres
— mon enfant, mon feu-fleur, mon amour —
Il n’y a concert qu’au vitriol. Ils ne mourront pas d’être trop raisonnables
Peut-on confondre vapeurs et braises et mourir à petit flirt.

Pépites au carré du matin
Puis terres et cuivres : ils piquent du bec un soleil roux
Un cri pour un rire
Et ça cymbale, ça siffle affolé de lumière
Autant dire épines et clefs du ciel

Ecoutez, doux-amers, les écorchés du petit jour
Balbutier
Remercier
Se consumer

Ô ma joie, dis-tu parfois

L’arbre ouvre tout grand ses bras
— place à l’oiseau de passage —

et se hisse vers sa finitude.

Colette Cambier
Wez, mai 1996