On peut avoir totalement oublié son enfance. Ou en être remplie pour le restant de ses jours. La narratrice convoque l’enfant qu’elle a été au cours des années cinquante dans des lieux de vie successifs, entre Flandre et Wallonie. Les maisons qui l’ont abritée mais aussi façonnée. Les maisons qu’elle a habitées mais qui l’habitent. Les maisons parentales et grand-parentales défilent comme autant de mondes qui la marquent de leurs empreintes singulières. Une histoire, des attentes et des codes que le regard de l’enfant interpelle avec anxiété. Qu’est-elle sensée devenir à partir de là ?
On te raconte l’histoire du ciel et de la terre. Au commencement, il n’y avait encore aucun arbuste, aucune herbe sur la terre. Et sur la lune ? Non plus. Seule une vapeur montait du sol. Mais Dieu planta un jardin en Éden.
B comme la basse-cour où ton père a immobilisé une poule sur le billot. Ton père manie la hache avec force (…) La poule sans tête court, fait quelques en direction de la serre et puis s’écroule. Il y a du sang sur le billot. La hache brille au soleil comme celle du bourreau que tu as vu s’abattre dimanche dernier sur le cou de saint Hermès. Tu as blanchi quand tu as compris que, là, sur un char, en plein cortège, on venait d’exécuter un homme. Les badauds commentaient. Tu n’es pas pour la peine de mort, ni pour les poules ni pour les évêques. Depuis, le choc de la hache assassine résonne dans ta tête.
On ne répond pas à ses parents qui font la loi à la maison. On ne répond pas à la maîtresse qui fait la loi à l’école. On ne répond pas au garde-champêtre qui fait la loi dans les campagnes. On ne répond pas au curé qui fait la loi sur les âmes. Répondre, c’est impoli et surtout très imprudent.
Les tantes se penchent sur toi. Tu es contente d’avoir un petit frère ? Une petite sœur ? D’année en année, la question ne change que par le genre de l’intrus. Contente ? Elles sont dé-lé-bi-les ou quoi, les tantes ? Comme si tu pouvais être contente quand tu te fais, chaque fois, déboulonner d’une place, quand tu vois se diluer de plus en plus l’attention parentale. Tiens, prends-le dans tes bras. Tu feras une bonne petite mère. Tu voudrais les y voir, les tantes.
Et la sorcière alors, où est-elle ? Tu as cru la voir. Tu as dû te tromper. Il y a bien quelques indices, des cris et des claques, le soleil qui se voile subitement, une explosion en ostendais. Des exigences dont le seuil s’élève. Mais tu es trop petite pour les capter. Tu essaies de suivre les consignes, de t’adapter à ce système biscornu qu’habitent les grandes personnes. Tu veux bien faire, tu t’appliques, tu tends tes muscles. Tu ranges ton insouciance dans un tiroir comme un pull bien plié.
Peut-être que la sorcière s’est enfuie au pays des contes et qu’elle a rôti dans le four où Jeannot l’a enfermée. Les contes sont féroces. Les enfants aussi. Les grandes personnes aussi.
Il y a encore une autre possibilité : la sorcière se mue de temps en temps en magicienne et tout se met à scintiller. Et enfin : la bonne mère deviendrait sorcière quand la maison se referme sur elle, quand les murs se rapprochent et que le dedans se fait de plus en plus étroit. Même les grandes personnes peuvent être laminées. Il y a trop d’ombres dans le dedans.
Quelle est la vie d’un expatrié belge à Kinshasa entre 1950 et 1975 ? Alors que le sport et la kiné se développent à Louvain, tout est à créer à l’université africaine Lovanium. Joseph Ghesquiere qui a déjà mis sur pied l’Institut d’éducation physique de Kinshasa, va organiser le sport sur le campus, lancer le service de kiné et former des générations de professionnels congolais. Il reprendra ensuite, à la KULeuven, le cours de physiologie de l’effort de son mentor, P-P. De Nayer. Une aventure humaine au quotidien pimenté qui se décline sur fond de décolonisation et d’africanisation de l’université. Mais aussi le parcours atypique d’un cancre devenu prof de faculté ou celui d’un globbe-trotter qui a puisé en différents points de la planète de quoi nourrir une expérience originale et cohérente tout en demeurant congolais de cœur.
À la fin des années 1930, l’école est un calvaire pour le gamin qu’est Joseph. C’est bien simple : il est nul et tout le monde s’accorde pour le taxer d’enfant difficile. Pourtant, il est bon en gymnastique où il rafle tous les premiers prix. Son père qui est médecin est particulièrement amer. Il aimerait avoir un fils qui lui ressemble : un lève-tôt, plein d’entrain et d’idéal. Avec Joseph, c’est loupé. Son fils a un sale caractère et n’est pas foutu d’apprendre trois mots de latin !
Un instant, Joseph revoit son père disant à André Flour : — Voyez si vous pouvez faire quelque chose de mon fils. Moi, je n’y arrive pas. Il revoit sa mère qui disait rêveusement : — Je serais quand même très fière si, un jour, un de mes fils revêtait la toge ! Il pense à son oncle Joseph qui le regardait, confiant : — Il est très bien, ce gamin ! Vous allez voir qu’il va s’en sortir ! L’oncle Joseph était un peu prophète.
Entouré de soeurs, Joseph les trouve redoutables. Elles ont tout à dire et s’il ne marche pas droit, il trinque. Il se tient donc prudemment à l’écart de leurs jeux. Il se sent tellement différent.
— Si jamais vous me trouvez quelque chose au Congo, je pars dans l’heure. — Ça tombe bien, répond De Nayer, je viens de recevoir une proposition du père de la Kethulle. Il voudrait me confier une enquête, un travail de six mois au Congo (…) Si tu es preneur, je te laisse cette enquête. Photo prof. Pierre-Paul De Nayer 1963.
Les Congolais ont le mouvement dans le sang. Si on leur confie un ballon, ils savent s’en servir… même s’ils vont pieds nus. – Le football, ça les occupe, dit le père. Pendant ce temps, ils ne s’ennuient pas, ils ne boivent pas, ils ne se livrent pas à une sexualité débridée et ils ne font pas de politique ! Tout le monde ne partage pas l’enthousiasme du père de la Kethulle. On entend des réflexions : – Qu’est-ce qu’on va encore inventer ? Une école d’éducation physique pour les Noirs !
En avril 1950, Joseph rencontre le Mwami, le roi du Rwanda, à Nyanza (…) Joseph admire ses sauteurs tutsis, les Intore (…) Le roi, ravi de l’intérêt que manifeste son invité, lui offre deux cannes sculptées. Des cannes de chef. Aujourd’hui, à nonante-trois ans, Joseph se redresse en s’appuyant fièrement sur les cannes que le Mwami, en son temps, lui a offertes. L’ancien athlète s’est toujours dit qu’il les garderait pour ses vieux jours. Disons que c’est maintenant, ses vieux jours. Mais ce n’est pas sûr.
Fin août 1957, il reprend le bateau pour Helsinki. La traversée de la Baltique permet d’admirer le coucher de soleil sur la côte suédoise. Il y a de la musique, on danse sur le pont. Porté par cette ambiance, Joseph tombe sur une petite Finlandaise, très jeune. Ils dansent ensemble, ils parlent et reparlent. Il a le coup de foudre !
L’été, Joseph monte régulièrement en Finlande pour voir Cia. Il fera ainsi la navette entre le Congo et la Finlande pendant sept années consécutives dans l’espoir que Cia se décide à l’épouser. Il ne se décourage pas et repart chaque fois comme un courant d’air.
L’idée d’une université au Congo belge a mis du temps à prendre corps. Il était pourtant urgent de former des élites congolaises.
Le Centre universitaire congolais Lovanium a été transféré sur les hauteurs du mont Amba aux abords de la capitale. Fin 1952, on défrichait cette brousse. A partir de janvier 1954, les premiers bâtiments ont abrité la section qui allait préparer en six mois une trentaine d’étudiants africains aux études supérieures. Une piste de terre reliait la ville au campus. Pour descendre à la cité, les étudiants enfourchaient des vélos de l’université.
Quand Joseph arrive à Lovanium en octobre 1958 pour prendre la direction du sport sur le campus, l’université entame sa cinquième année académique.
Deux jours plus tard, il voit arriver trois professeurs attachés aux cliniques universitaires. Une épidémie de poliomyélite ou paralysie infantile sévit à Léopoldville.
Le nouvel arrivant s’y connaît-il en kiné ? — Oh, dit Joseph, mes compétences en kiné sont relatives. J’ai fait mon stage à Louvain. Et à Copenhague, j’ai suivi de près l’activité du professeur Asmussen. C’était un stage assez formateur. Son bagage n’est donc pas si négligeable mais il ne vaut pas le diplôme qui sera institué par la suite. Les médecins de Lovanium paraissent s’en satisfaire. — Pourriez-vous nous organiser un service de kiné aux cliniques universitaires ?
En juillet 1960, dans les quelques jours qui suivent l’Indépendance, l’endroit le plus intéressant pour prendre le pouls de l’actualité, c’est l’aéroport.
Le 17, Joseph flâne à N’Jili du côté des avions militaires avec quelques amis. Parmi eux, Jan Reinaert avec qui il partage la maison du planteur Righini, et André Ryckmans qui attend l’hélicoptère qui doit le mener à Inkisi. Ses amis le charrient : — C’est toujours toi qui vas chercher les réfugiés en hélicoptère. Quand est-ce que tu nous cèdes ta place ? André parti, ils se font un peu de souci. Ils attendent le retour de l’hélicoptère. Ils attendent. Le soir venu, ils attendent toujours. De temps en temps, un avion atterrit. Ils se disent : il va arriver. Tout va bien. Mais André ne revient pas.
Le lendemain, un avion atterrit et il en sort un Noir américain, de belle prestance mais l’air un peu perdu : – My name is Ralph Bunche, Vice-president of the United Nations and delegate of Dag Hammarskjöld in Congo. – It’s terrible ! In this country there is not a single native lawyer ! Il déplore le manque de juristes autochtones. Mais il se trompe : les premiers diplômés en droit ont été reçus à Lovanium, il y a trois semaines, lors d’une belle cérémonie. Joseph saute dans sa voiture et file à l’université où il tombe sur Tshisékédi à l’entrée du réfectoire : — Tshisékédi, suis-moi. J’ai là un américain qui cherche un juriste congolais.
Les patients affluent, de plus en plus nombreux et Joseph rêve d’une équipe plus étoffée. On lui a parlé d’Honoré Nkakudulu, un étudiant sérieux, un peu plus âgé que les autres. — Il ferait un bon assistant en kiné, lui assure-t-on. L’ambassadeur d’Israël a proposé à Joseph une quinzaine de bourses d’études destinées aux diplômés de l’Institut d’Éducation physique. Joseph lui demande si ce jeune homme ne pourrait pas profiter de son séjour en Israël pour faire un stage de kiné.
En janvier 1968, Honoré Nkakudulu et d’autres kinés viennent le trouver : — Monsieur, si on veut que les enfants atteints de la polyo se débrouillent dans la vie, il faudrait les former.
Leur apprendre un métier, voilà un bon projet. Il s’intitulera KIKESA.
Les kinés expliquent aux parents que leurs enfants handicapés ne sont pas condamnés à mendier pour le reste de leurs jours. Ils n’ont rien, aucune structure, pas un sou, et ils se lancent !
En 2018, KIKESA fête ses cinquante ans d’existence.
La recherche reprend en 1968 dans les différents centres de l’IRSAC et notamment à Mabali. Joseph qui s’intéresse particulièrement à l’anthropologie s’investit énormément dans ce job. Des chercheurs américains, anglais, français… arrivent d’un peu partout, heureux de trouver un milieu d’observation aussi fécond. Plus tard, il reviendra au Congo mener ses propres recherches.
A Mabali, les Africains dépeignent la hiérarchie sociale dans laquelle ils s’inscrivent à leur manière, un peu décalée : — Il y a d’abord le Blanc, puis le chien du Blanc, puis le Noir, puis le Portugais !
De retour en Belgique
En 1975, le professeur De Nayer qui va sur ses septante ans enseigne toujours.
Quand on le somme de prendre sa retraite, il déclare : — Puisqu’il le faut, je vais arrêter l’enseignement en janvier 1976. Vous confierez mon cours de physiologie de l’effort à Joseph Ghesquiere. Pour Joseph, c’est l’occasion de tourner la page africaine et de se créer une nouvelle vie. À prendre ou à laisser. Il prend.
Dans les années 1980, Joseph se démène comme un beau diable pour organiser un partenariat entre sa faculté de Leuven et l’UNIKIN. On envoie à Kinshasa des professeurs-visiteurs chargés de l’enseignement de base, on reçoit à Leuven des doctorants en kiné qui achèvent leur thèse. Un va-et-vient constant. De temps en temps, il y va aussi. Et puis, il y a des périodes où la coopération s’arrête. C’est la rupture quand Mobutu décide soudain : — L’assistance technique européenne, c’est terminé ! Rentrez chez vous !
On prétend dans son entourage qu’une part de lui est restée en Afrique, qu’elle n’est jamais revenue.
J’aimerais écrire l’histoire de ma mère, dit Lida. Mais moi, un livre… ! Une main opportune va lui permettre de se lancer sur les traces d’Alexandra Andréevna, cette jeune russe de Bessarabie qui, en 1920, a traversé l’Europe pour faire des études de médecine à Louvain.
Elle avait le sens de l’aventure, elle dont les ancêtres grecs se sont battus pour survivre dans l’Empire ottoman. Elle participait aux premières avancées féministes sans trop le savoir. Elle suivait sa bonne étoile et construisait une histoire d’amour tandis que sa famille restée en Europe de l’Est encaissait successivement les secousses de la révolution russe, des purges staliniennes et de la dictature de Ceausescu. C’était surtout une femme rieuse et aimante, très douée pour créer de la vie autour d’elle. Mais qui donc écrit dans les cahiers de Lida ? Entre récit et fiction, ce roman questionne ce qui fait la valeur d’une vie et ce qui fait écrire.
Et maman ? Où elle est, maman ? La petite fille la regarde droit dans les yeux. Le piano aussi, on l’a recouvert d’un drap noir (…) la petite fille qui a perdu sa maman se tient droite dans le carcan de sa robe brodée, elle se pose bien des questions et qui va répondre maintenant ?
Pourquoi les mamans s’en vont quand on a encore besoin d’elles ? Pourquoi on attrape la maladie rouge ? Pourquoi le médecin tout puissant n’a-t-il pas pu sauver sa maman cette fois-ci ? Est-ce qu’on ne peut sauver les mamans qu’une seule fois ? (…) Et surtout qui va jouer du piano maintenant que sa mère n’est plus là ?
j’écris sur un pays qui n’existe plus, vous pouvez toujours chercher la Bessarabie sur la carte de l’Europe, c’est un pays de légendes et de monastères qui a autant de racines latines que slaves, il a été ottoman, il a été russe, il a été roumain, et aujourd’hui, on l’appelle la République de Moldavie, un chat, même poète et aimant la vigne, n’y retrouverait pas ses jeunes.
Je suis fascinée par l’enchaînement des événements, ma mère (…) vient à Louvain, ça tient à si peu de choses, à son intuition qui lui souffle d’écouter un fonctionnaire plutôt sympa et sa vie prend une autre direction (…) elle vient à Louvain et elle rencontre mon père, à chaque moment de la trajectoire, une rencontre, je prends ou je ne prends pas, un embranchement qui modifie radicalement la trajectoire, je prends ou je ne prends pas, à gauche puis à droite et puis encore à droite, un chemin qui n’a plus rien à voir avec celui qu’elle a emprunté au départ, et de fil en aiguille je suis venue sur terre comme ça, par un concours de circonstances tout à fait particulier. Nous sommes de toutes petites choses un peu pensantes. Est-ce le fait du hasard, empruntons-nous un chemin comme on emprunte un stylo ou est-ce le chemin qui nous choisit ?
A Ostende, Joseph dit que le père de sa fiancée est avocat à Kichinev. Kichinev ? La Bessarabie fait partie des contes des mille et une nuits, non rien à voir avec l’Arabie, la Russie, les Russes sont des sauvages, ils ont assassiné leur tsar. En Roumanie ? Il faudrait s’entendre, c’est en Russie ou en Roumanie ? On en parle à table, en flamand, en français, en anglais, on dissèque, on discute, on examine, on recommence… A-t-elle au moins une religion ? Oui, maman, elle est orthodoxe, Jacqueline va chercher un peu d’eau bénite et asperge la tablée, ça n’est pas possible, des gens qui font le signe de croix à l’envers…
Ce n’est pas qu’il soit si souvent à la maison, il a tant à faire avec l’organisation du labo, mettre en place les conditions matérielles et techniques du travail, améliorer la qualité des instruments, j’exige du soin et de la précision dans les manipulations, je ne veux pas de collaborateurs manchots. Oui Joseph travaille beaucoup, il poursuit aussi ses recherches, elles portent sur l’influence de la sécrétion pancréatique, ils ont en discuté hier soir pendant qu’elle recousait le pantalon de Pavlick,
Ik zou graag de geschiedenis van mijn moeder schrijven, zegt Lida, terwijl ze zich daartoe begeeft op het spoor van Alexandra Andréevna, deze jonge Russische vrouw uit Bessarabië die in 1920 Europa doorkruiste om medische studies aan te vangen in Leuven. Daar zal voor Alexandra een lang liefdesleven aanvangen met een uitzonderlijk begaafde jonge professor in fysiologie.
Tussen Vlaanderen en het Midden-Oosten, gaat het niet alleen over een biografische verhaal. Het is een familiesaga die begint in het Ottomaanse Griekenland waarin oervader Kamber met zijn karavaan kamelen in 1764 naar de Zwarte Zee trekt. Deze geschiedenis zet zich dan verder in Bessarabië, tegenwoordig de republiek Moravië. De wederwaardigheden worden beschreven eerst onder de Russische revolutie, daarna onder de bezetting van Nazi-Duitsland, om tenslotte een terugblik te geven over het lot van de Roemenen onder Ceaucescu.
Tussen verhaal en fictie in, getuigt deze roman op een soms schrijnende, soms humoristische manier van het talent van de schrijfster.
Men denkt terug aan de ingenieurs die nacht van 17 op 18 december 1937 als Alexis aangehouden wordt, ’s nachts is het veiliger, geen kans op schandaal, het schrille belgeluid, de deur ingebeukt door geweerkolven, ik heb niets gedaan Alexis wordt naar Loubianka gestuurd, een oord waarvan de naam alleen je rillingen bezorgt, ik, waarom ik ?
Ik heb niets misdaan, hij gelooft nog in de logica, in de instituties, in het rechtswezen, het gaat hier niet om sabotage maar om schadetoebrenging, begrijp je wel, neen, ik begrijp het niet, ik ben onschuldig, ik verzeker je, dit is een vergissing, een monumentale vergissing, alsof alle gevangenen ter wereld niet beweren onschuldig te zijn, ik verzeker je, hij heeft de tijd niet om het uit te leggen, men vraagt hem niets, maar ik verzeker je dat ik onschuldig ben (…) men sluit hem op in een ijskoude cel vol luizen, schel licht, een naamplaatje te lezen doorheen een vierkant kijkgat, en elk spoor van hem verdwijnt vanaf dit ogenblik.
Wij waren de Robinson’s, we leefden op een eiland, acht en twintig jaren van isolement, een boom om in te slapen en een groot kruis om op te richten, soms kon je het al van ver zien, vanuit het zigeunerkamp bij voorbeeld, god, heb ik vandaag de kalender aangekruist ?
De dagen lijken op elkaar, een dagboek bijhouden om te noteren welk soort taal we spraken, een geitenbok temmen, graan laten kiemen op zolder, een papegaai Russisch leren, de traditie van een papegaai kwam van Oostende, mijn grootmoeder heeft altijd een papegaai gehouden, de schrik voor de kannibalen, waren er in Linden ? We waren niet zeker, maar het zou te stom geweest zijn zich te laten opeten, de bijbel lezen en herlezen, het enige boek op het eiland tot Robinson het van buiten leerde, vooral de betekenis van de woorden niet vergeten, de gebakken pot uit de klei halen, de basisbehoeften uiteindelijk kunnen voldoen, een rustig leventje leiden, het vee fokken, angsten bezweren als men voetsporen ontdekte in het zand die menselijke aanwezigheid konden zijn, twee jaar in angsten leven, een mens moeten redden, het zal Vrijdag zijn, of wij zullen het zijn, en de schoonheid van de zomeravonden als de engel, altijd dezelfde sinds die dag van september 1920 komt aanzweven uit de hemel en zich op het dak zet, de tijd van een zucht.
In Leuven, de traditionele afscheidsborrel, de bekende toespraken, Joseph bekijkt zijn goed gevulde loopbaan…
Het is te hopen dat fysiologische artsen niet verdwijnen, men kent er dezer dagen die alleen tussen twee zaalrondes in, een kort bezoek brengen aan het labo, het is al een geluk dat men zich zo diep in het avontuur van het onderzoek heeft kunnen begeven, men verdringt zich rond hem, hebt u projecten ? Ik vertrek naar Congo
Nederlandse vertaling door Lieve Vandermeulen en Frank Devos. Gedrukt door CreateSpace, Amazon.com, papieren en digitale versies, 2018
Colette Cambier is Franstalig Belgische auteur. Ze werd geboren en 1951. Ze leidde gedurende 25 jaar schrijfateliers. De thema’s van haar romans situeren zich rond levensverhalen en familiesaga’s, steeds binnen een sociologisch en historisch kader. Uitgeverij Castor Astral gaf eerder Le Jeudi à Ostende uit in 2007. Dit verhaal beschrijft het einde van een oude familie grondbezitters. In 2010 verscheen Un rien de fil à retordre. Deze roman vertelt de avonturen van een beschermengel die zich tussen de loopgraven van de Grote Oorlog begeeft. Alexandra Andreevna is in 2015 verschenen.
1914. Renaix, petite ville de province prospère sur laquelle règnent les barons du textile. Parmi eux, la famille de Paul avec ses remous, ses silences et ses secrets. Délaissant les usines familiales, notre héros part la fleur au fusil sur le front de l’Yser, en compagnie de tous ces jeunes hommes que la guerre va précipiter dans l’âge adulte en les privant d’avenir. Un bien étrange compagnon lui est assigné : Zémyr, ange gardien nettement plus curieux que courageux, veillera sur lui pendant ces quatre années d’enfer.
Ce récit, conçu comme un tissage, voire un métissage entre des lieux, des époques et des classes sociales, allie vérité historique et fiction et traite du temps et de la mort, du hasard et du travail, des amitiés et des séparations, des secrets de famille et de la culpabilité du survivant.
Aujourd’hui, nos usines qui, toute l’année, engloutissent une à une des balles de coton des tropiques ou des monceaux de laine du nord, qui recrachent des kilomètres de fil et des vagues interminables de tissu tournent, en août et septembre, sur leur lancée sans trop de direction. Seuls les contremaîtres et quelques vieux patrons aussi attachés à leur outil que des chefs cheyennes à leur totem continuent à encadrer les ouvriers qui, eux, ne s’arrêtent que le dimanche. Dans les ateliers, la fournaise colle les chemises à la peau des tisserands, les grandes verrières déversent des flots de chaleur sur les épaules qui se tendent et le fracas d’enfer des machines ne tarit jamais, rendant les ouvriers sourds en quelques semaines.
Pourquoi a-t-il fallu grandir? Dans le monde des usines ou des salons, il n’y a pas de place pour les rêves, pour les romans, pour les tenues débraillées, sortir en cheveux ou abandonner le corset. Dans le monde qui est le leur, il n’est pas possible d’aborder un homme inconnu dans la rue Perdue, de rire sans réserve et se mettre de la poudre de riz sur le visage comme le font les cocottes, de sortir avec des jeunes gens sans chaperon, d’envisager une autre perspective qu’un mariage de convenance ou un destin de vieille fille.
L’armée s’est regroupée derrière l’Yser. On bivouaque à la fraîche en cette fin d’octobre. Petits pions sur l’échiquier de la guerre, nous sommes envoyés de Dixmude à Ramskapelle, partout où le danger se précise. Détachés de l’unité, Joseph et Paul se sont fait engager comme agents de renseignements. Ils sont à leur affaire et moi, misère de misère, je m’échine à leur courir après. — Si vous voulez de l’action, vous allez être servis, leur a dit le capitaine. Ils courent, ils furètent, ils décodent, ils reviennent et repartent. Je renonce bientôt à les suivre. Je leur dis: — Soyez prudents. Ils me répondent avec légèreté: — On a un bon ange gardien. Et je rougis en me sentant en-dessous de tout, vraiment.
Cet homme aussi impénétrable que la chambre secrète dissimulée derrière la tapisserie de la salle à manger, qui a répondu à sa cousine en guise de consentement: vous en prenez toute la responsabilité car le mariage est une aventure pour le moins risquée et l’intimité une terre inaccessible, mais il fallait bien qu’il se fixe quelque part, qu’il laisse la vie s’emparer de lui, qu’il trouve une confidente, une complice, une épouse qui le déleste du soin de lui-même, qui prenne les décisions auxquelles il ne peut se résoudre et déjoue les traquenards dans lesquels il se prend les pieds.
Roman, Castor Astral Colette Cambier, novembre 2010
La vieille famille ostendaise des Van der Heyde se réduit aujourd’hui à un couple de frère et sœur, Marie-Jeanne et Victor, qui se pétrifie lentement en restant fidèle aux valeurs ancestrales : l’attachement à la terre, la puissance des liens du sang, le pouvoir absolu de l’homme sur la femme, du père sur les enfants. Qu’est-il arrivé à cette dynastie ? Ils sont passés de la mer à la terre, de l’esprit d’entreprise au conservatisme, de la grandeur au déclin. Peut-on parler de malédiction comme l’ont cru certains ou de la simple logique qui veut qu’en se serrant frileusement les uns contre les autres, en restant agrippés aux valeurs apprises une fois pour toutes, ils étaient tout simplement condamnés à disparaître ? Le roman dévoile la part quotidienne et la trame secrète de cette histoire, sur fond des grands bouleversements socio-politiques des années 1870 à 1960
Inattendu qu’il y a de quoi tourner longuement autour d’un trou, d’une absence ou d’une disparition, Inattendu qu’une parole énoncée dans un courant d’air peut avoir des effets dévastateurs bien loin de son point de chute, Inattendu qu’à force de vouloir s’affirmer comme sujet, on finit par retourner en poussière, Inattendu que l’individu ne compte pas, qu’il n’est qu’ un rouage dans un ensemble articulé et palpitant, Inattendu que les hérissons ne font pas l’amour dans la position du missionnaire comme on l’a cru trop longtemps, Inattendu que l’Histoire se répète et se répète encore jusqu’à ce que l’on veuille bien comprendre de quel bois on se chauffe,
Inattendu que l’espèce tend moins à se perpétuer qu’à se mettre à l’abri des coups du sort, Inattendu que l’enfant entame le jeu et que l’adulte finit par y croire, Inattendu que les peurs des uns circulent silencieusement dans les veines de leurs descendants en renforçant leurs effets de génération en génération, Inattendu qu’il y a Paul et Paul et que parfois leurs ombres se confondent, Inattendu que la répétition quotidienne de l’infime du geste, loin d’être stérilisante, peut être source de vie, Inattendu que le droit d’aînesse peut se refiler de main en main comme une patate chaude, Inattendu que la bonne étoile n’est pas héréditaire, Inattendu que les familles ne se reproduisent pas toujours en ligne droite mais en oblique comme la marche des crabes, Inattendu que, malgré une activité procréatrice prolifique, les lignées dont parle cette histoire ont été assez distraites pour s’éteindre, Ce récit, attesté vrai de vrai, est une fiction qui en vaut bien une autre.
Sans Souci. Un programme en soi. Ou alors une prémonition, une consigne, un idéal de vie, un mot de passe pour le siècle qui commence ? Entrez ici, pauvres citadins accablés et déposez votre fardeau pour l’été. Peut-on, dans ce havre, se fabriquer un destin sur mesure ? La maison gardera son nom. Nous n’assisterons pas malheureusement à votre Jubilé. Nous serons déjà à Sans Souci. Sans Souci, un sas de décompression au stress de la vie politique, Un s.o.s. à l’envers, attention, l’apparence satinée de notre mode de vie séculaire se craquelle. Une mise au vert, doux lieu de repli pour l’inconscience cosmique et nécessaire. Ma cabane dans les arbres, disent les enfants ; elle ne connaît au pire qu’un sauve-qui-peut de sarcelles affolées dans le ciel des polders. Un seuil scellé par Jules : ici n’entrent que ceux de notre espèce. Un site sépia, nostalgique à l’avance de ce qui mourra demain. Un point sensible, à la sève nourricière. Saveur aiguë comme un i. C’est ici que nous prendrons nos forces vives. Une place forte et sereine où se sevrer des passions extérieures. Un endroit où la science s’arrête, où l’irrationnel a droit de cité, où on raconte des contes aux enfants, où on croit à l’avenir. Une position de sécession pendant que le monde court, crie et crève. Une île saoule. Et plus le nom se condense, plus il dispose les mentalités autour de lui, plus, sur ses allitérations, il se greffe des effets d’étrangeté.
L’histoire des Van der Heyde commence peut-être aux temps où Ostende cherche à s’ouvrir sur les chemins de terre comme sur les chemins de mer, aux temps où la mer recouvrait deux fois par jour les slikkes, ces terres nues et solitaires faites de boue, où elle s’avance sur les schorres aux grandes marées, où le chenal s’ensable, redessinant les configurations du port sans demander leur avis aux ostendais.
Après le premier cliché, on proteste. Il faut que Paul aussi soit sur la photo. — Soit. Victor, prends l’appareil. Comme un automate, Marie-Jeanne traverse l’espace et s’en va se lover près de Paul (…) Les sourires retombent comme des soufflés trop cuits. Coralie crispe ses mains dans ses poches. Oncle Charles prend une résignation de commande. Georges se raffermit au contact de Jules, pareil à lui-même. Oncle Hubert esquisse encore un rictus et Oncle Victor semble commenter les Béatitudes. Et sur la droite, Paul croise les mains sur son chapeau mou. Le costume de tweed clair, la pochette, absorbent la lumière, attirent immanquablement le regard. Large d’épaules. Vivant. Débordant d’énergie contenue et laissant, par contraste, le groupe momifié, racorni. Des corneilles. Derrière lui, dans son ombre, la silhouette de Marie-Jeanne se profile, le dédoublant d’un halo sombre. Presque alanguie, elle a posé le menton sur l’épaule de son frère. Le soleil est noir et le bonheur tire à droite.
Roman d’une famille, Castor Astral, août 2007. Prix Auguste Michot (Académie de langue et de littérature Belgique francophone)
Extrait de « Le Jeudi à Ostende » dans La Belle Escale, 2008 (collectif Castor Astral pour les dix ans de l’Escale des Lettres)
S’aiment-ils? C’est mon frère, un point c’est tout. Les mots d’amour sont réservés à l’église. Ne pas les galvauder. Aimez-vous les uns les autres. Aime ton prochain comme toi-même. Aimer tout le monde, oui. Les pauvres, les malheureux, les indigents. Il y a en a tant. Ouvrir les bras tout grands. Élargir son cœur. La charité, ce mot au moins est praticable. L’amour est un mot suspect, un mot qui ne veut rien dire. L’amour est un mot un peu répugnant, un mot de cinéma ou de roman photo comme en liraient les servantes si elles avaient des heures perdues. Marie-Jeanne et Victor n’ont pas été habitués aux épanchements. L’époque ne le veut pas non plus. On raconte les faits. Les sentiments? Ne pas jouer avec ces machins incongrus qui leur exploseraient dans les mains. Pas de manifestations de tendresse mais du soin. MarieJeanne s’occupe de son frère. Elle a l’œil, elle est l’aînée. Oui, maman, je te le promets. Et il est si vulnérable, Victor. En échange, il accepte, de temps en temps, de quitter ses pâtures et ses chiens et se constitue chauffeur et chevalier servant de Marie-Jeanne – un chevalier qui ferait dans le rustique – lors des baptêmes, communions ou autres festivités familiales. Il le faut bien. Il faut remplacer Paul mais qui peut remplacer Paul? Victor lui dit Marie. Et dans ce prénom qu’il est désormais le seul à utiliser, passe une douceur, un abandon furtif, qu’il faudrait être très futé pour capter dans la grosse voix bourrue. Évidemment les couples frères et sœurs ne favorisent pas le développement démographique. Marie-Jeanne et Victor sont les derniers rescapés d’un naufrage familial. Et la race des Van der Heyde s’éteint tout doucement.