1914. Renaix, petite ville de province prospère sur laquelle règnent les barons du textile.
Parmi eux, la famille de Paul avec ses remous, ses silences et ses secrets.
Délaissant les usines familiales, notre héros part la fleur au fusil sur le front de l’Yser, en compagnie de tous ces jeunes hommes que la guerre va précipiter dans l’âge adulte en les privant d’avenir.
Un bien étrange compagnon lui est assigné : Zémyr, ange gardien nettement plus curieux que courageux, veillera sur lui pendant ces quatre années d’enfer.

Ce récit, conçu comme un tissage, voire un métissage entre des lieux, des époques et des classes sociales, allie vérité historique et fiction et traite du temps et de la mort, du hasard et du travail, des amitiés et des séparations, des secrets de famille et de la culpabilité du survivant.

Aujourd’hui, nos usines qui, toute l’année, engloutissent une à une des balles de coton des tropiques ou des monceaux de laine du nord, qui recrachent des kilomètres de fil et des vagues interminables de tissu tournent, en août et septembre, sur leur lancée sans trop de direction. Seuls les contremaîtres et quelques vieux patrons aussi attachés à leur outil que des chefs cheyennes à leur totem continuent à encadrer les ouvriers qui, eux, ne s’arrêtent que le dimanche. Dans les ateliers, la fournaise colle les chemises à la peau des tisserands, les grandes verrières déversent des flots de chaleur sur les épaules qui se tendent et le fracas d’enfer des machines ne tarit jamais, rendant les ouvriers sourds en quelques semaines.

Pourquoi a-t-il fallu grandir? Dans le monde des usines ou des salons, il n’y a pas de place pour les rêves, pour les romans, pour les tenues débraillées, sortir en cheveux ou abandonner le corset. Dans le monde qui est le leur, il n’est pas possible d’aborder un homme inconnu dans la rue Perdue, de rire sans réserve et se mettre de la poudre de riz sur le visage comme le font les cocottes, de sortir avec des jeunes gens sans chaperon, d’envisager une autre perspective qu’un mariage de convenance ou un destin de vieille fille.

L’armée s’est regroupée derrière l’Yser. On bivouaque à la fraîche en cette fin d’octobre. Petits pions sur l’échiquier de la guerre, nous sommes envoyés de Dixmude à Ramskapelle, partout où le danger se précise. Détachés de l’unité, Joseph et Paul se sont fait engager comme agents de renseignements. Ils sont à leur affaire et moi, misère de misère, je m’échine à leur courir après. — Si vous voulez de l’action, vous allez être servis, leur a dit le capitaine. Ils courent, ils furètent, ils décodent, ils reviennent et repartent. Je renonce bientôt à les suivre. Je leur dis: — Soyez prudents. Ils me répondent avec légèreté: — On a un bon ange gardien. Et je rougis en me sentant en-dessous de tout, vraiment.

Cet homme aussi impénétrable que la chambre secrète dissimulée derrière la tapisserie de la salle à manger, qui a répondu à sa cousine en guise de consentement: vous en prenez toute la responsabilité car le mariage est une aventure pour le moins risquée et l’intimité une terre inaccessible, mais il fallait bien qu’il se fixe quelque part, qu’il laisse la vie s’emparer de lui, qu’il trouve une confidente, une complice, une épouse qui le déleste du soin de lui-même, qui prenne les décisions auxquelles il ne peut se résoudre et déjoue les traquenards dans lesquels il se prend les pieds.

Roman, Castor Astral
Colette Cambier, novembre 2010