On peut avoir totalement oublié son enfance. Ou en être remplie pour le restant de ses jours. La narratrice convoque l’enfant qu’elle a été au cours des années cinquante dans des lieux de vie successifs, entre Flandre et Wallonie. Les maisons qui l’ont abritée mais aussi façonnée. Les maisons qu’elle a habitées mais qui l’habitent. Les maisons parentales et grand-parentales défilent comme autant de mondes qui la marquent de leurs empreintes singulières. Une histoire, des attentes et des codes que le regard de l’enfant interpelle avec anxiété. Qu’est-elle sensée devenir à partir de là ?

On te raconte l’histoire du ciel et de la terre. Au commencement, il n’y avait encore aucun arbuste, aucune herbe sur la terre. Et sur la lune ? Non plus. Seule une vapeur montait du sol. Mais Dieu planta un jardin en Éden.

B comme la basse-cour où ton père a immobilisé une poule sur le billot. Ton père manie la hache avec force (…) La poule sans tête court, fait quelques en direction de la serre et puis s’écroule. Il y a du sang sur le billot. La hache brille au soleil comme celle du bourreau que tu as vu s’abattre dimanche dernier sur le cou de saint Hermès. Tu as blanchi quand tu as compris que, là, sur un char, en plein cortège, on venait d’exécuter un homme. Les badauds commentaient. Tu n’es pas pour la peine de mort, ni pour les poules ni pour les évêques. Depuis, le choc de la hache assassine résonne dans ta tête.

On ne répond pas à ses parents qui font la loi à la maison. On ne répond pas à la maîtresse qui fait la loi à l’école. On ne répond pas au garde-champêtre qui fait la loi dans les campagnes. On ne répond pas au curé qui fait la loi sur les âmes. Répondre, c’est impoli et surtout très imprudent.

Les tantes se penchent sur toi. Tu es contente d’avoir un petit frère ? Une petite sœur ? D’année en année, la question ne change que par le genre de l’intrus. Contente ? Elles sont dé-lé-bi-les ou quoi, les tantes ? Comme si tu pouvais être contente quand tu te fais, chaque fois, déboulonner d’une place, quand tu vois se diluer de plus en plus l’attention parentale. Tiens, prends-le dans tes bras. Tu feras une bonne petite mère. Tu voudrais les y voir, les tantes.

Et la sorcière alors, où est-elle ? Tu as cru la voir. Tu as dû te tromper. Il y a bien quelques indices, des cris et des claques, le soleil qui se voile subitement, une explosion en ostendais. Des exigences dont le seuil s’élève. Mais tu es trop petite pour les capter. Tu essaies de suivre les consignes, de t’adapter à ce système biscornu qu’habitent les grandes personnes. Tu veux bien faire, tu t’appliques, tu tends tes muscles. Tu ranges ton insouciance dans un tiroir comme un pull bien plié.

Peut-être que la sorcière s’est enfuie au pays des contes et qu’elle a rôti dans le four où Jeannot l’a enfermée. Les contes sont féroces. Les enfants aussi. Les grandes personnes aussi.

Il y a encore une autre possibilité : la sorcière se mue de temps en temps en magicienne et tout se met à scintiller. Et enfin : la bonne mère deviendrait sorcière quand la maison se referme sur elle, quand les murs se rapprochent et que le dedans se fait de plus en plus étroit. Même les grandes personnes peuvent être laminées. Il y a trop d’ombres dans le dedans.