Je serais un café sans mystère si…

Le jeudi 29 juin 1911 à 12 heures 14 minutes 34 secondes, un vent assez faible du sud-ouest poussait jusqu’à ma porte un jeune artilleur à moustaches transpirant dans son uniforme bleu dont mes miroirs tout neufs s’emparaient et multipliaient en une kyrielle d’alter ego. Réel ou virtuel, j’accueillais dans mes murs un bataillon de fumeurs, et l’été n’était pas terrible. Aujourd’hui, ce 29 juin 2012 à 12 heures 10 minutes et quelques poussières, je serais un café sans mystère si trois étudiants de Saint Luc, cigarette au bec, ne complotaient sur mon trottoir. Les portables sonnent. Et l’été n’est toujours pas terrible.

Je serais un café sans mystère si… in Cartographies Picardes,
Edition Unimuse, Mayak, Maison de la Culture de Tournai, 2017

Elle est une autre

Vous trinquez. A vos retrouvailles, Jeanne, Christa, Gisèle, Laura, Valérie, Lucie, Julia, Pierrette et les autres.
De la fenêtre, tu contemples l’ancienne maternité et tu dis : ça s’est passé, là, la dernière nuit, dans le bureau de la panthère.
Vous fredonnez – bam-bam-bi-di-dou…
– Oui, dit Jeanne, ça s’est passé là. Avec Françoise et Christa, nous avions décidé de lui faire son affaire, à cette mégère.

Elle est une autre, nouvelle, in Lieux d’Etre, revue thématique
de création littéraire et artistique, n° 52-53, Marcq en Baroeul (Lille), 2011

Le jour de la Nativité de la Vierge

En ce temps-là. On attend et on prie. La sœur est assise au pied du lit, avec un chapelet grand comme ça. Elle marmonne : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous… » Et je me dis : « Quand elle aura fini son chapelet, ce sera presque fini ». Mais ça ne finit pas. Donc, voilà : le chapelet pour scander les contractions. La nature. Le ciel. La poche des eaux. La nature. L’eau bénite. Et ça ne finit jamais. Au mur, en face, une reproduction de la Vierge de Van Eyck.

Le jour de la Nativité de la Vierge, récit, In Ecritures de vie,
collectif sous la Coordination d’A.M. Trekker, Editions Traces de Vie, 2006

La Mère du nord

Mineur-pensionné-invalide. A 38 ans, les poumons comme des éponges pourpres, vénéneuses. Des fleurs aquatiques qui avaient fait leur plein de silice. Cruauté et délices. La toux, la fameuse toux du père, un calice qui se vidait par à coups, qui distillait son silence. L’air chiche et mesuré. Pas un destin. Une absence. Si encore il y avait eu la belle fin, une fin avouable, comme celle du grand-père qui dormait dans les grands fonds du Bois du Cazier. Il lisait dans les yeux de la mère. Mon père, ce zéro aux poumons bouffés.

La Mère du Nord, nouvelle, Collectif, In Parfums, Ed. Luce Wilquin, 2003
Nouvelle sélectionnée par le concours de nouvelles

de la Communauté française

Et in Tornaco ego

C’est quelque part du côté du Marché aux Vaches que tout a commencé. Je faisais mes visites comme d’habitude. J’ai failli marcher sur une bestiole ; il y a trop de rats dans cette ville. Pour le premier malade, je n’étais pas sûr. Mais il y en a eu un autre, et encore un autre. Très vite, ce ne fut qu’un seul cri : « La peste ! ». La vague noire passait comme une rafale. Au début, elle n’a touché que des buveurs de ambour et de goudale, ouvriers, journaliers terrés au fond de leurs masures. Puis elle atteignit les beaux quartiers, et elle n’épargna plus personne. Les notaires n’avaient plus le temps de signer les testaments. Les clercs s’écroulaient en portant l’extrême-onction. Les apothicaires tombaient la tête dans leurs remèdes préservatifs. Et les physiciens, et les marchands, et les magistrats. Tous à la même enseigne.

Et in Tornaco ego, nouvelle historique, Ed. revue Sol’Air. Nantes. 2002
Nouvelle primée au Concours de

la Nouvelle Historique de Tournai

Le radelier de la Durance

La rivière, ils ne connaissent qu’elle. Tantôt elle nourrit le pays, tantôt elle le dévaste. Avec le bois, elle est leur berceau, leur gagne-pain, leur raison de vivre. Elle scande toute leur vie d’homme, façonnée par les longs hivers, par la dureté du climat, leur vie d’homme courageux, méfiant face à ‘l’inconnu, indépendant. Et les saisons passent. Et les hommes naissent, vivent et meurent. Le mélèze aussi meurt ; le mélèze les porte, le mélèze les fait vivre. On achemine ainsi les troncs vers le Midi depuis des siècles, en en faisant des embarcations précaires. Le bois barbote longtemps dans l’eau. Les hommes ont le pied léger comme des oiseaux. N’est pas radelier qui veut ! La radellerie, c’est l’aventure. Une aventure toujours répétée, familière et risquée à la fois.

Le Radelier de la Durance, nouvelle, Collectif, In Périples, Ed. Luce Wilquin 2001
Nouvelle sélectionnée au Concours de la Nouvelle,

organisé par la Communauté française.

Le visiteur

Cette fois, Jean-Yves est rentré, seul. Il n’osait pas la regarder. Il ne savait comment faire. Il n’y a pas une bonne manière d’annoncer les départs. Il dit « départ ». C’est plus pudique.
« Si tu pars, tu ne reviens plus ».
Il a roulé sous les oliviers, une balle entre les deux yeux, en plein midi, en pleine lumière. L’air crépitait. Les pierres au bord du désert marquaient la frontière. Il n’était même pas visé. On ne tue pas les journalistes. Il y a les Conventions et puis les guerres de cette fin de siècle sont des guerres propres. Il y avait les cris, les pierres, et encore les cris. En face, des tancks. Les visages impassibles des soldats, appuyés sur les canons. Leur fausse nonchalance. L’émeute, l’attroupement. Des enfants, presque tous des enfants, la haine à la bouche. Il s’est trouvé là presque par hasard. Oui, presque par hasard. Il a remplacé un collègue au pied levé. Des enfants. On ne pouvait pas penser à la mort. Ça n’était pas bien sérieux. Il faisait son métier sans plus : il y a toujours la guerre quelque part et c’est cela qui le nourrit. Il n’était même pas très intéressé, plutôt un peu fatigué ce jour-là après une nuit arrosée. Une balle perdue. Pourquoi dit-on une balle perdue ? Il s’est ramassé sur lui-même et il a roulé sous les oliviers. Il n’a pas eu le temps de réaliser.

Le visiteur, nouvelle, Collectif, In Echo, Ed. Scribande, 2000.