La vieille famille ostendaise des Van der Heyde se réduit aujourd’hui à un couple de frère et sœur, Marie-Jeanne et Victor, qui se pétrifie lentement en restant fidèle aux valeurs ancestrales : l’attachement à la terre, la puissance des liens du sang, le pouvoir absolu de l’homme sur la femme, du père sur les enfants. Qu’est-il arrivé à cette dynastie ? Ils sont passés de la mer à la terre, de l’esprit d’entreprise au conservatisme, de la grandeur au déclin. Peut-on parler de malédiction comme l’ont cru certains ou de la simple logique qui veut qu’en se serrant frileusement les uns contre les autres, en restant agrippés aux valeurs apprises une fois pour toutes, ils étaient tout simplement condamnés à disparaître ? Le roman dévoile la part quotidienne et la trame secrète de cette histoire, sur fond des grands bouleversements socio-politiques des années 1870 à 1960

Inattendu qu’il y a de quoi tourner longuement autour d’un trou, d’une absence ou d’une disparition,
Inattendu qu’une parole énoncée dans un courant d’air peut avoir des effets dévastateurs bien loin de son point de chute,
Inattendu qu’à force de vouloir s’affirmer comme sujet, on finit par retourner en poussière,
Inattendu que l’individu ne compte pas, qu’il n’est qu’ un rouage dans un ensemble articulé et palpitant,
Inattendu que les hérissons ne font pas l’amour dans la position du missionnaire comme on l’a cru trop longtemps,
Inattendu que l’Histoire se répète et se répète encore jusqu’à ce que l’on veuille bien comprendre de quel bois on se chauffe,

Inattendu que l’espèce tend moins à se perpétuer qu’à se mettre à l’abri des coups du sort,
Inattendu que l’enfant entame le jeu et que l’adulte finit par y croire,
Inattendu que les peurs des uns circulent silencieusement dans les veines de leurs descendants en renforçant leurs effets de génération en génération,
Inattendu qu’il y a Paul et Paul et que parfois leurs ombres se confondent,
Inattendu que la répétition quotidienne de l’infime du geste, loin d’être stérilisante, peut être source de vie,
Inattendu que le droit d’aînesse peut se refiler de main en main comme une patate chaude,
Inattendu que la bonne étoile n’est pas héréditaire,
Inattendu que les familles ne se reproduisent pas toujours en ligne droite mais en oblique comme la marche des crabes,
Inattendu que, malgré une activité procréatrice prolifique, les lignées dont parle cette histoire ont été assez distraites pour s’éteindre,
Ce récit, attesté vrai de vrai, est une fiction qui en vaut bien une autre.

Sans Souci. Un programme en soi. Ou alors une prémonition, une consigne, un idéal de vie, un mot de passe pour le siècle qui commence ? Entrez ici, pauvres citadins accablés et déposez votre fardeau pour l’été. Peut-on, dans ce havre, se fabriquer un destin sur mesure ?
La maison gardera son nom. Nous n’assisterons pas malheureusement à votre Jubilé. Nous serons déjà à Sans Souci.
Sans Souci, un sas de décompression au stress de la vie politique,
Un s.o.s. à l’envers, attention, l’apparence satinée de notre mode de vie séculaire se craquelle.
Une mise au vert, doux lieu de repli pour l’inconscience cosmique et nécessaire. Ma cabane dans les arbres, disent les enfants ; elle ne connaît au pire qu’un sauve-qui-peut de sarcelles affolées dans le ciel des polders.
Un seuil scellé par Jules : ici n’entrent que ceux de notre espèce.
Un site sépia, nostalgique à l’avance de ce qui mourra demain.
Un point sensible, à la sève nourricière. Saveur aiguë comme un i. C’est ici que nous prendrons nos forces vives.
Une place forte et sereine où se sevrer des passions extérieures.
Un endroit où la science s’arrête, où l’irrationnel a droit de cité, où on raconte des contes aux enfants, où on croit à l’avenir.
Une position de sécession pendant que le monde court, crie et crève.
Une île saoule.
Et plus le nom se condense, plus il dispose les mentalités autour de lui, plus, sur ses allitérations, il se greffe des effets d’étrangeté.

L’histoire des Van der Heyde commence peut-être aux temps où Ostende cherche à s’ouvrir sur les chemins de terre comme sur les chemins de mer, aux temps où la mer recouvrait deux fois par jour les slikkes, ces terres nues et solitaires faites de boue, où elle s’avance sur les schorres aux grandes marées, où le chenal s’ensable, redessinant les configurations du port sans demander leur avis aux ostendais.

Après le premier cliché, on proteste. Il faut que Paul aussi soit sur la photo.
— Soit. Victor, prends l’appareil.
Comme un automate, Marie-Jeanne traverse l’espace et s’en va se lover près de Paul (…) Les sourires retombent comme des soufflés trop cuits. Coralie crispe ses mains dans ses poches. Oncle Charles prend une résignation de commande. Georges se raffermit au contact de Jules, pareil à lui-même. Oncle Hubert esquisse encore un rictus et Oncle Victor semble commenter les Béatitudes.
Et sur la droite, Paul croise les mains sur son chapeau mou. Le costume de tweed clair, la pochette, absorbent la lumière, attirent immanquablement le regard. Large d’épaules. Vivant. Débordant d’énergie contenue et laissant, par contraste, le groupe momifié, racorni. Des corneilles. Derrière lui, dans son ombre, la silhouette de Marie-Jeanne se profile, le dédoublant d’un halo sombre. Presque alanguie, elle a posé le menton sur l’épaule de son frère. Le soleil est noir et le bonheur tire à droite.

Roman d’une famille, Castor Astral, août 2007.
Prix Auguste Michot
(Académie de langue et de littérature Belgique francophone)


Extrait de « Le Jeudi à Ostende » dans La Belle Escale, 2008 (collectif Castor Astral pour les dix ans de l’Escale des Lettres)

S’aiment-ils? C’est mon frère, un point c’est tout. Les mots d’amour sont réservés à l’église. Ne pas les galvauder. Aimez-vous les uns les autres. Aime ton prochain comme toi-même. Aimer tout le monde, oui. Les pauvres, les malheureux, les indigents. Il y a en a tant. Ouvrir les bras tout grands. Élargir son cœur. La charité, ce mot au moins est praticable. L’amour est un mot suspect, un mot qui ne veut rien dire. L’amour est un mot un peu répugnant, un mot de cinéma ou de roman photo comme en liraient les servantes si elles avaient des heures perdues.
Marie-Jeanne et Victor n’ont pas été habitués aux épanchements. L’époque ne le veut pas non plus. On raconte les faits. Les sentiments? Ne pas jouer avec ces machins incongrus qui leur exploseraient dans les mains. Pas de manifestations de tendresse mais du soin. MarieJeanne s’occupe de son frère. Elle a l’œil, elle est l’aînée. Oui, maman, je te le promets. Et il est si vulnérable, Victor. En échange, il accepte, de temps en temps, de quitter ses pâtures et ses chiens et se constitue chauffeur et chevalier servant de Marie-Jeanne – un chevalier qui ferait dans le rustique – lors des baptêmes, communions ou autres festivités familiales. Il le faut bien. Il faut remplacer Paul mais qui peut remplacer Paul? Victor lui dit Marie. Et dans ce prénom qu’il est désormais le seul à utiliser, passe une douceur, un abandon furtif, qu’il faudrait être très futé pour capter dans la grosse voix bourrue. Évidemment les couples frères et sœurs ne favorisent pas le développement démographique. Marie-Jeanne et Victor sont les derniers rescapés d’un naufrage familial. Et la race des Van der Heyde s’éteint tout doucement.