J’aurais aimé le naturel, la spontanéité — en d’autres temps, en d’autres lieux — mais comment voulez-vous après avoir fait l’exercice plus de vingt fois ? J’aurais aimé Bruxelles le dimanche si on avait continué les dimanches sans voiture comme en 74. J’aurais aimé Tournai la semaine, j’aurais aimé, oui, si les circonstances de la vie m’avaient amenée à vivre en Province. J’aurais vécu une autre vie. J’aurais aimé la grand-place de Bruxelles et la kriek, si je l’avais testée. Je suis une femme prudente. J’aurais aimé goûter les bières avec ma sœur si j’avais eu une sœur. Et si j’en avais eu deux, trois, cinq ? vous imaginez : cinq sœurs ? on aurait fait guindaille ensemble. On se serait donné rendez-vous sur la grand-place de Bruxelles, un soir d’hiver. J’aurais même aimé les soirs d’hiver quand les pavés luisent sous les lampadaires. J’aurais aimé les moules frites si ma grand-mère ne m’avait toujours menacée « attention, si tu manges des moules, tu vas attraper la grosse tête ! » On était à la mer quand elle me disait ça, ma grand-mère. J’aurais bien aimé ma grand-mère si elle n’avait pas dit… J’aurais aimé entrer chez Léon avec mes cinq sœurs. Ah, si j’avais aimé Bruxelles et la grand-place et si j’avais eu des sœurs ! J’aurais même aimé le Baujolais pour le plaisir de le partager s’il n’était pas arrivé le même week-end que les kriek parce que là, bonjour l’overdose. Et je suis une femme prudente. J’aurais aimé la mer en hiver si ma grand-mère ne m’avait pas dit…


Je n’aurais pas aimé les critères de poéticité, les critères de toutes sortes si je n’avais réalisé à quel point j’en ai besoin. J’aurais aimé le café sucré, si, à 17 ans, je n’avais pas décidé, un beau jour, que 2 sucres dans une tasse, ça fait beaucoup, à raison de 4 cafés par jour – 8 sucres – 28 cafés par semaine – 112 sucres – 120 par mois… calculez vous-mêmes les calories que cela représente. J’aurais aimé le joint si j’avais aimé la cigarette – mais là, pas d’espoir – la bonne volonté y était pourtant. Je n’aurais pas aimé les petites routes de montagne qui me font hurler de peur dans un 4/4 lancée à toute vitesse si mon fils n’avait pas décidé de s’y établir. Maintenant, je me dis que j’aime les petites routes de montagne et leurs tournants. Je n’aurais pas aimé les accidents ni les procès verbaux si Gérard n’était pas dans la police. Je n’aurais pas aimé les rapports, mais maintenant que je peux les écrire en vers. Je n’aurais pas aimé les files de voiture et les embouteillages mais, vous voyez, cela me permet de penser à Gérard. Je n’aurais pas aimé Bruxelles en semaine mais voilà, Gérard y habite. Et même la kriek Bellevue, avouez, franchement elle n’est pas terrible. Non, je n’aurais pas aimé mais Gérard aime la kriek Bellevue, alors…

Colette Cambier
Février 2001